La galerie de tableaux du Cardinal Mazarin

Un jour, je (1) me promenais dans une galerie du palais Mazarin (2), lorsque j'entendis venir le cardinal ; je le reconnus au bruit que faisaient ses pantoufles, qu'il traînait comme un homme fort languissant et qui sort d'une grande maladie.
Je me cachai derrière une tapisserie, et je l'entendis qui disait : "Il faut quitter tout cela !" Il s'arrêtait à chaque pas, car il était bien faible ; et, jetant les yeux sur l'objet qui lui frappait la vue, il disait du profond du coeur : "Il faut quitter tout cela !" Et se tournant, il ajoutait : "Et encore cela ! Je ne verrai plus ces choses, là où je vais." J'entendis ces paroles très distinctement, et, touché de ces plaintes, je fis un grand soupir qu'il entendit. "Qui est là ? - C'est moi, Monseigneur, qui attendais le moment de parler à Votre Éminence. - Approchez, approchez, dit-il d'un ton fort dolent ; donnez-moi la main , je suis bien faible, je n'en puis plus."
Je lui présentai le bras, et il s'appuya dessus. Il ne voulut point que je lui parlasse d'affaires. "Je ne suis plus, dit-il, en état de les entendre ; parlez-en au roi, et faites ce qu'il vous dira ; j'ai bien d'autres choses maintenant dans la tête." Et, revenant à sa pensée : "Voyez-vous, mon ami, ce beau tableau de Corrège (3), et cet incomparable Déluge de Carrache ! et encore cette Vénus du Titien. Ah, mon pauvre ami, il faut quitter tout cela (4). Adieu, chers tableaux, que j'ai tant aimés, et qui m'ont tant coûté !"

(1) - Brienne, qui rapporte cette histoire, était alors secrétaire d'Etat aux affaires étrangères.
(2) - le palais Mazarin se dressait entre les rues Vivienne, Richelieu et des Petits-Champs.
(3) - Le Corrège, Carrache, le Titien : italien d'origine, enrichi par le pouvoir au point d'avoir amassé une fortune de 200 millions et ami des arts, du luxe et des belles chose, Mazarin, qui fonda l'Académie de peinture, avait une collection de tableaux merveilleuse. Antoine Carrache (qu'il ne faut pas confondre avec trois autres peintres du même nom : Louis, Augustin et Annibal) et surtout le Corrège et le Titien comptent parmi les grands peintres italiens si XVIe siècle.
(4) - Mazarin mourut peu après cette scène, en 1661, à l'âge de 59 ans.