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Histoire et Esotérisme
9 août 2009

L'estomac et les membres

caligulaL'empereur romain Caligula, après quelques années d'un régime tranquille et heureux, commença à donner des signes certains de folie. Il imagina les idées les plus bizarres ; et souvent l'exécution suivait de près. C'est ainsi qu'entre autres marques d'égarement, il osa créer consul son cheval favori. La déraison chez un maître suprême ne tarda pas à dégénérer en fureur et en cruauté : l'Empire tout entier trembla bientôt devant les folies sanguinaires qu'inventait sans celle le tyran.
Les flatteurs qui l'entouraient, de peur d'encourir sa disgrâce, applaudissaient à ses crimes. Tous les jours, ils se réunissaient avec le prince et rivalisaient avec lui de cruauté. La joie et les rires accueillaient toute invention nouvelle, d'autant plus qu'elle était plus barbare ; mais jamais la vile bassesse des courtisans ne trouva meilleure occasion de s'étaler au grand jour, qu'un matin Caligula s'écria d'un ton sérieux : "Je voudrais que l'Empire romain n'eût qu'une tête pour la trancher d'un seul coup."
Lorsque l'empereur eut prononcé ces paroles monstrueuses, l'admiration des favoris ne connut pas de bornes : ils trépignaient sur leurs lits incrustés d'ivoire, ils battaient des mains, ils criaient à gorge déployée, ne comprenant pas, les insensés, que s'il prenait un jour fantaisie à leur maître de réaliser se projet inouï, leurs têtes seraient certainement les premières qu'il ferait tomber.
Seul, au milieu de l'enthousiasme général, un vieux philosophe, qui avait élevé Caligula, et pour qui le prince gardait encore quelque respect, demeurait impassible : son front dégarni, son regard sévère, son habillement simple, son maintien calme, donnait au vieillard un air de dignité qui contrastait avec les attitudes efféminées des courtisans, et tout d'abord commandait l'estime. Son silence étonna le tyran, qui lui en fit la remarque.
Le philosophe répondit au prince en souriant que, comme tout son entourage, il trouvait l'idée plaisante et originale ; mais que, pour un plaisir éphémère, on en retirerait dans la suite mille dommages. Comme les courtisans se moquaient de ce propos et confessaient de ne pas voir d'où le mal pouvait venir, le vieillard jeta sur eux un regard de dédain et s'adressant au prince :
"Caligula, dit-il, te rappelles-tu l'apologue à l'aide duquel Ménénius Agrippas dissipa, il y a plus de six cents ans, une sédition du peuple contre les patriciens ? Il leur conta comment les membres se fatiguèrent un jour de servir l'estomac, qu'ils traitaient d'oisif et de paresseux, tandis que leur incombait toute la peine. Croyant lui nuire, ils cessèrent toute action et se livrèrent au repos absolu ; mais bientôt ils s'aperçurent qu'ils languissaient eux-mêmes plus que leur victime, et que, ne recevant plus du coeur le sang que l'estomac savait tirer des aliments pour le lui envoyer, ils s'étiolaient et préparaient leur perte. Ils se dépêchèrent de reprendre leur travail interrompu, et reconnurent qu'ils ne pouvaient se passer du celui qu'ils croyaient né pour bénéficier de leurs fatigues, et qui, dans le fait, ne goûtait pas plus le repos qu'eux-mêmes. Le peuple comprit la fable et rentra dans le devoir.ruines_romaines
"Aujourd'hui, à ce qu'il semble, c'est l'estomac qui se révolte contre les membres ; c'est le maître qui répudie ses valets. Il croit leurs services désormais inutiles. Je crains qu'il ne s'en repente promptement. Les jambes donc ne courent plus chercher les aliments nécessaires à sa vie. Les mains ne les amènent plus à sa portée ; il refuse l'aide des dents, si habiles à lui préparer la nourriture. Il est seul et s'en glorifie. Mais alors de quoi vivra-t-il ? Privé volontairement de tous les organes, qui lui ménageaient les moyens de se soutenir, réduit à ses seules forces, il n'aura bientôt à sa disposition que sa propre substance, et, par la faute de son orgueil, il se consumera dans un isolement funeste.
"Anéantis ainsi tous tes sujets, Caligula ! que feras-tu, seul, sur cet amas de cadavres, sur ce monticule de ruines ? Qui bâtira pour toi ces superbes palais d'où tu dictes tes lois à l'univers ? Qui plantera pour toi ces bosquets délicieux où tu te reposes de la chaleur du jour ? Qui tissera pour toi ces tapis précieux, ces étoffes splendides qui ornent tes lambris ? Qui forgera pour toi les armes qui te défendent ? Isolé, sans soutien, sans abri, tu erreras par le monde dévasté, victime réservée à l'avidité des bêtes fauves !... Souhaite plutôt que le nombre de tes sujets s'accroisse ; leurs concours est nécessaire pour subsister seulement... !"
Un éclair de raison traversa l'esprit de l'empereur, qui sourit à l'apologue ; mais il devait plus tard coûter cher au philosophe d'avoir fait la leçon à son maître.

ADOLPHE ADERER - 1880

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