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Histoire et Esotérisme
25 juin 2010

Le glorieux gamin

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Num_riser0011C'était un jour de fête, en l'an 13208, dans la grande salle du manoir de la Motte-Broons. Le seigneur du lieu avait invité ses amis à un festin. Sur la table somptueusement dressée, les mets les plus recherchés se succèdaient. Les enfants battaient des mains en poussant des cris de joie. Et la femme du chevalier de la Motte-Broons, la douce Jeanne Malemains, assise au milieu de ses fils, était obligée de refréner les éclats de leur voix bruyante.
La bonne dame venait d'être gravement malade. On avait dû faire venir, pour la soigner, une jeune femme de Dinan, Pierrette Raguenel, qui, très versée, dans toutes les sciences, et surtout dans la médecine, passait en outre, à cette époque de superstitions, pour savoir lire l'avenir dans le cours des astres.
Sa présence avait apporté la joie au château, et Tiphaine, sa petite-fille, une blondinette de cinq ans, s'était fait aimer de tous. Grâce aux soins de Pierrette, Jeanne Malemains était revenue à la vie ; et maintenant convalescente, un peu faible encore, elle s'était levée pour rehausser de sa présence l'éclat de la fête. Pourtant, le sire de la Motte-Broons montrait un visage soucieux, et, de temps en tepms, se retournait vers la porte avec impatience.
"Comment se fait-il que Bertrand ne soit pas ici avec ses frères ? dit-il enfin.
- Pourquoi le demander ? répondit tristement Jeanne Malemains. Vous n'ignorez pas, messire, que cet enfant n'obéit à personne : il m'est impossible de le retenir près de moi. Sans doute, il est parti dans la campagne, et il rentrera, comme à l'ordinaire, le visage en sang et les vêtements en lambeaux.
- Je le ferai mettre au cachot, gronda le seigneur. Il faudra bien qu'il se décide à mener la vie qui convient à un gentilhomme, au lieu de passer son temps dans la société des vilains. Je lui... Mais le voilà."
La porte venait de s'ouvrie avec violence, et Bertrand entra dans la salle, sans saluer personne. Il était couvert de boue et de poussière ; son visage était tuméfié ; une balabre traversait son front ; il paraissait, du reste, s'en soucier fort peu. Il promena autour de lui un fier regard, et, remarquant que se deux frères, Guillaume et Olivier, étaient assis au haut bout de la table :
"Qu'est-ce à dire ! s'écria-t-il. Ne suis-je plus l'aîné ? Cette place m'appartient !..."
Puis il s'assit, et attira vers lui un plat de venaison, si brusquement qu'il en renversa une partie, éclaboussant les vêtements de ses voisins.
"Hélas ! s'écria Jeanne Malemains, dirait-on que c'est là le fils d'un chevalier ? Comme le voilà fait, et quelles manières courtoises !... Retirez-vous Bertrand. Le festin n'est pas pour vous. Vous mangerez avec les domestiques.
Bertrand se leva brusquement et, d'un seul coup, avec une vigueur extraordinaire chez un enfant aussi jeune, il renversa la table au milieu des convives stupéfaits. Le chevalier de la Motte-Broons ne put contenir sa fureur.
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"Maudit soit le jour qui a vu naître ce forcené ! s'écria-t-il. Qu'on le saisisse et qu'on lui donne des étrivières.
- Oh ! non, monseigneur, je vous en supplie, qu'on ne le frappe pas !..." murmura une voix douce.
C'était Pierrette Raguenel qui avait parlé. Le chevalier se calma aussitôt. "Je vous accorde sa grâce. Je vous dois trop pour vous rien refuser, mais vous le connaissez bien peu pour prendre ainsi sa défense. Vous ne sauriez imaginer enfant plus indocile, plus orgueilleux, plus brutal. Il sera toujours la honte de sa famille. Bien qu'il n'ait que huit ans, son caractère est si intraitable, que ni les cris, ni les châtiments ne peuvent le faire plier !"
Tandis que le chevalier parlait, Pierrette Raguenel examinait l'enfant. "Patience et douceur en viendront à bout, dit-elle enfin, car il a l'âme généreuse et sensible. Ce que vous nommez grossièreté n'est chez lui qu'un excès de franchise. Un jour viendra où sa brutalité ne nuira plus qu'aux ennemis de la France et, s'il ne sait pas obéir, soyez sûr, monseigneur, qu'il saura commander. La honte de sa famille, lui ?... Non, messire : il surpassera la gloire de ses aïeux. Cet enfant me parait appelé à de hautes destinées. Qui sait ? Un jour viendra, peut-être, où son nom mettra les armées en déroute !..."
Le sire de la Motte-Broons se taisait, stupéfait. Mais Bertrand était ivre de bonheur. Il ôta sa toque et s'inclina devant la jeune femme ; puis, la prenant par la main, il la fit asseoir à la table que les serviteurs venaient de relever en toute hâte, et il voulut la servir lui-même.
Tout le temps que Pierrette Raguenel demeura au château, Bertrand le passé près d'elle. Lui, si sauvage et si fier autrefois, semblait devenu tout à coup doux et soumis comme un petit page. Quand la jeune femme, chargée de riches présents, regagna sa maisonnette de Dinan, Bertrand l'accompagna sur la route, donnant la main à la petite Tiphaine.
"Je ne suis qu'un enfant, dit-il en la quittant. Mais si plus tard vous avez besoin d'un chevalier, rappelez-vous que mon épée vous appartiendra."
Pierrette sourit avec bienveillance ; mais elle ne pensait pas avoir jamais besoin d'un défenseur. Qui aurait pu vouloir du mal à celle qui calmait toutes les infortunes ? Et que pouvait-elle craindre dans petite maison isolée ?
Cependant, à cette époque troublée, nul n'était sûr du lendemain. Les grandes compagnies, bandes d'aventuriers sans foi ni loi, dévastaient la France, pillant les villes, incendiant les villages, égorgeant quiconque résistait. Il n'était pas de forteresse qui fût à l'abri d'un coup de main, si bien qu'un jour Dinan fut envahi par une bande d'Anglais et de Navarrais que commandait James de Pipe, routier audacieux et avide. Cela se passait vingt ans après la scène que nous venons de vous raconter.
Num_riser0013Installés dans la ville, les Anglais décidèrent que le meilleur moyen de terroriser les habitants était d'en exécuter quelques-uns ; et ils manifestèrent bientôt l'intention de brûler vive Pierrette Raguenel, qui, pas sa science et sa bonté, se faisait aimer de ses compatriotes, au point qu'elle devenait l'âme de la résistance à l'ennemi. Prévenue à temps, elle se réfugia, avec sa fille et quelques femmes âgées, dans une ferme abandonnée, à l'entrée d'un bois, non loin de Bernay. Elles y vivaient dans la misère et la terreur.
Or, un soir d'hiver, elles étaient réunies autour de la cheminée où flambaient quelques fagots. Elles travaillaient les unes à la quenouille, les autres au rouet. Au dehors, la neige tombait, la bise soufflait en ouragan.
"Ecoutez le vent dans la cheminée ! disait l'une d'elles. Quel hiver ! Voilà vingt jours que la neige ne cesse de tomber.
- Les récoltes seront gelées ! disait une autre. Quelle misère au royaume de France ! Partout le vol, partout le meurtre !
- Hélas ! Qui nous protégeras ? Nous n'avons point de murailles et point d'hommes d'armes !..."
A ce moment même, quelques coups violents ébranlèrent la porte.
"Qui frappe ainsi ! s'écria une jeune femme. Nous sommes perdues. N'ouvrez pas !..."
Mais les coups redoublaient.
"Ouvrez dit Pierrette ; que craignez-vous ? Notre pauvreté est notre meilleure sauvegarde."
Elle ouvrit, et quelques hommes d'armes entrèrent dans la salle. Ce n'étaient pas des brigands, mais des chevaliers couverts de riches armures. Un seul avait une allure inquiétante, avec son teint basané, ses yeux verts étincelants, ses poings carrés et la hache à deux tranchants qu'il portait sur l'épaule. Une casaque noire recouvrait son armure. Il tressaillit en voyant Pierrette et se retira à l'écart, laissant un de ses compagnons prendre la parole.
"Madame, dit celui-ci, je suis Olivier de Meuny, chevalier au service du roi de France. Mes camarades et moi, nous allons rejoindr l'armée du sire Robert de Viennes. Mais nous avons été surpris par la nuit, et la tempête nous a obligés à vous demandre l'hospitalité.
- Soyez les bienvenus, messeigneurs, répondit la jeune femme. Hélas ! vous ne trouverez ici qu'un bien mauvais gîte. Il faudra excuser notre pauvreté qui ne nous permet pas de vous recevoir dignement."
Le chevalier à la casaque noire l'interrompit.
"N'habitiez-vous pas à Dinan ? demanda-t-il. N'aviez-vous pas pour métier de soigner les malades et les blessés ?
- Cela est vrai, messire.
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- Pourquoi n'y êtes-vous plus ? Que faites-vous dans cette misérable chaumière ?
- On nous a chassées. Un chef de compagnie, James de Pipe, s'est emparé de notre cité. Je ne sais si nous y rentrerons jamais.
- Oui, vous y rentrerez ! dit avec violence le chevalier. Avant trois semaines James de Pipe rendra Dinan, dussions-nous y laisser notre vie, mes compagnons et moi.
- Monseigneur, comment serait-ce possible ? Vous n'êtes que dix, ils sont plus de cent.
- Peu importe. Donnez-moi de quoi écrire. Ou plutôt écrivez vous-même, car j'avoue que le plus grand coup d'épée me donnerait moins de fatigue que deux lignes d'écriture. Ecrivez ce que je vous dicte :
"Messire James de Pipe
"Ayant ouï que vous vous êtes emparé de l'humble cité de Dinas et en avez chassé ceux qui l'habitaient, je vous somme de me la rendre et de quitter la France. Faute de quoi, sachez que vous ferai pendre et que la garnison sera passée au fil de l'épée. Et comme je ne veux pas longuement être en démêlé avec vous, je vous le fais savoir une fois pour toutes par ces présentes signées de mon sceau."
- Cela suffira."
Les femmes se demandaient avec surprise quel était l'homme qui écrivait de cette manière au redoutable bandit.
"De quel nom faut-il signer ? interrogea Pierrette.
- Puisque vous désirez le connaître, et puisque vous avez oublié votre petit ami d'autrefois et les belles promesses que vous lui faisiez, je vais vous le dire. Je suis Bertrand de la Motte-Broons, capitaine général de Pontorson. Mais mon vrai nom, celui que connaissent bien les ennemis, celui que connaissent aussi toutes les filandières du royaume de France, c'est Bertrand Dusguesclin."
Cette nuit-là fut une nuit d'espérance et de fête dans la chaumière misérable. Duguesclin avait été bon prophète : James de Pipe, en recevant sa lettre, pâlit de rage. Mais il savait trop combien son terrible adversaire était peu endurant pour être tenté de résister. Sans plus attendre, il quitta la place avec ses hommes.
Toutes les prédictions qu'avait faites Pierrette Raguenel, au sujet de ce redoutable gamin qu'était jadis Bertrande de la Motte-Broons, se réalisèrent.
Quand, quelques années plus tard, Dusguesclin revint saluer celle qui, la première, avait entrevu son génie, tous s'inclinaient devant ce grand capitaine, qui était seigneur de la Roche-Tesson, comte de Longueville, comte de Soria, et comte Transtamare, duc de Molina, connétable de Castille et de Léon, conseiller du roi et grand connétable de France !
Pierrette avait oublié de prédire qu'une chose, c'est qu'il devait épouser sa fille et immortaliser le nom de Tiphaine Raguenel.

A. BAILLY - Récit de 1905

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